« Que la question de la différence glisse sans cesse vers celle de la mort, nous devions nous y attendre. Philippe Betton [éleveur] nous l’avait explicitement annoncé, les réponses des éleveurs s’accorderont sur le fait qu’on mange les animaux. Mais là où nous avons été surprises, c’est d’entendre, trop souvent pour que cela tienne du hasard, ‘la différence, c’est ce que je ressens comme différence quand une personne meurt et quand mon animal meurt’. ‘La tristesse et plus grande pour nos animaux. Parce qu’ils font partie de la famille.’ »
Être bête, Vinciane Despret et Jocelyne Porcher
Dans les élevages industriels, une grande distance affective avec les animaux est de mise, puisqu’ils sont destinés à être mangés, ou en tout cas exploités. Cela va jusqu’à nier que les animaux soient intelligents, qu’ils ressentent des émotions, qu’ils aient conscience d’eux-mêmes. Mais n’est-ce pas en soignant la relation qui nous lie à nos animaux que l’on peut véritablement adresser la question de tuer pour se nourrir, qu’on prend pleinement conscience de ce que cela implique ? Ce qui est normal, c’est que cela soit un acte qui nous secoue, un acte exceptionnel, qui demande de la solennité mais qui doit aussi se célébrer, se partager, et être remercié, collectivement, parce que si on éteint une vie c’est bien pour en alimenter d’autres.
Il n’y a rien d’anormal à ne pas être capable de tuer ou de manger un animal qu’on a élevé. Dans beaucoup de cultures, on échange les animaux destinés à la nourriture humaine, pour ne jamais tuer ou manger un être avec qui on a lié une relation affective, tout en étant conscient que l’animal que l’on mange a eu une relation affective avec d’autres humains. D’autres cultures ne mangent que de la viande issue de la chasse, gardant les animaux domestiques pour le lait, la laine, le transport, la traction animal, etc.
Nous sommes incapables de manger nos chèvres, tout en acceptant (à peu près) que d’autres les mangent. Cela dit, nous nous démenons pour que nos chevreaux deviennent des boucs reproducteurs ou des débroussailleurs, la viande étant un choix de dernier recours. Nous ne sommes pas du tout sereins avec cela, nous ne le seront jamais et c’est une bonne chose.
Je pense que tout éleveur qui aime ses animaux préférerait qu’ils soient abattus à la ferme et non pas à l’abattoir. Et que toute personne qui mange de la viande en mangerait moins et avec reconnaissance si elle assistait à l’abattage. Dans des sociétés paysannes traditionnelles, tout le monde côtoie les animaux et mange de la viande en étant pleinement conscient d’où elle vient, éleveurs comme non éleveurs. L’inconscience, le gaspillage et l’excès sont les enfants de la ville.
Moi-même née en ville, je suis devenue végétarienne à l’adolescence pour trois raisons, une organoleptique (je n’ai jamais aimé le goût de la viande), une affective (mon dégoût pour la viande irritait mon père plutôt viandard, défiance donc vis-à-vis de l’autorité parentale), et enfin, une politique (j’ai grandi au Canada, où le modèle animaux-entassées-et-enfermés-bourrés-d’hormones-et-d’antibiotiques est très répandu). Aujourd’hui, j’accepte qu’on puisse manger de la viande si cela va de pair avec soin et respect pour l’animal, ce qui implique de manger local, de manger moins de viande, et de connaitre les conditions d’élevage et d’abattage des animaux qu’on mange. Personnellement je reste végétarienne, cela me va bien et pour l’instant j’ai la possibilité de me nourrir correctement sans viande.
Mais cela n’est pas le cas de tout le monde partout dans le monde. Lors de recherches de terrain dans les Andes argentines, j’ai mangé de la viande tous les jours pendant plusieurs mois. Dans les hameaux paysans d’altitude, le climat est trop rude pour faire pousser la plupart des fruits, légumes et céréales, et manger de la viande est une question vitale de subsistance. Mais tuer un animal d’élevage reste un acte qui se fait dans des conditions spécifiques, respectueuses. On tue un animal pour le partager entre tous les membres du groupe, et une part revient à la Pachamama pour la remercier.
Devenir végétarien ou végane n’est pas un choix uniquement moral, rester en bonne santé sans manger de la viande n’est possible que pour des personnes vivant dans des écosystèmes particulièrement riches en fruits, légumes, légumineuses et céréales, ou sinon assez aisés pour se procurer cette nourriture variée en l’achetant, souvent en l’important (ce qui pose d’autres questions éthiques, toutes aussi essentielles).
Il n’y a pas de solution simple, une fois pour toutes, à la question de manger ou de ne pas manger nos animaux, de manger ou de ne pas manger de la viande, mais plutôt différentes façons d’essayer d’accepter ce trouble, très lié à l’acceptation de notre propre mort et au regard que nous portons sur nos propres corps. Est-ce que nous serions plus sereins vis-à-vis de ces questions si notre propre corps était destiné à nourrir d’autres animaux (renards, vautours, corbeaux, asticots et bactéries), au lieu d’être réduit en cendres ou enfermé dans une boîte étanche où il ne servira à rien ?
N’est-ce pas mieux de participer à la vie jusqu’au bout, d’avouer que l’on appartient à ce cycle toujours recommencé, de la vie qui passe par toutes les matières, par tous les corps, humain, animal, végétal, de manger et être mangé ?
« Ce qui fonde le sentiment d’appartenance à une même histoire se décline parfois en un étonnant régime de filiations et d’adoptions. La mort s’y dit, mais autrement, sous la forme de la reconnaissance. »
Être bête, Vinciane Despret et Jocelyne Porcher

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