Vers un élevage poético-vivrier

« Les Samoyèdes n’ont jamais mené d’élevage de rennes si peu rationnel que ce soit ; ils ne traitent pas cette activité comme l’exige un calcul commercial correct, mais pratiquent plutôt l’élevage de rennes sous sa forme naturelle, dans une perspective ‘poético-vivrière’. »

Prokof’ev, cité par Charles Stépanoff dans Attachements

Le dernier livre de Charles Stépanoff traite de nos relations avec le non humain. Ce qui au premier regard semble être une histoire de la domestication se révèle un véritable manifeste pour un avenir souhaitable, une déconstruction de la vision occidentale, trop occidentale, de la relation humain-non humain (même celles qui se voudraient vertueuses), et une ouverture vers d’autres relationnels possibles qui ne sont nullement des utopies mais des façons de faire existantes, concrètes, et ayant fait leurs preuves.

La citation en exergue témoigne de la rencontre entre une vision productiviste, industrielle, hiérarchique, intensive, et une vision plus horizontale, cyclique, durable, extensive, de subsistance. La première a instauré la relation que nous connaissons aujourd’hui en agriculture industrielle entre exploitants agricoles et animaux d’élevage, et que nous considérons à tort comme nécessaire. Cette relation n’a que quelques siècles d’existence, et elle n’est pas issue du monde paysan.

La deuxième rejoint, dans son opposition à la première, la petite paysannerie qui existe encore aujourd’hui en marge de la machine agro-industrielle, et qui était la norme jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Fermes en polyculture élevage de petite taille, travaillant en circuit court, attachées au maillage social local, plus égalitaire, plus soucieux des ressources locales puisque plus dépendantes de celles-ci. Tout cela peut être vrai avant même de se poser la question d’un positionnement politique, du militantisme.

Mais une perspective poético-vivrière va bien plus loin que les modèles le plus vertueux de nos petites fermes, puisqu’elle propose une cohabitation entre humains et non humains, basée sur des échanges de nourriture, de soins, et de services qui convient assez à toutes les parties pour que la cohabitation continue. Dans cette configuration, chacun trouve la plus grande part de sa nourriture en dehors de la relation inter-espèce, chacun est la plupart du temps libre de ses mouvements, chacun suit le cycle naturel de sa reproduction. Et aussi, chacun reçoit une partie de sa nourriture au sein de la relation, chacun accorde une partie de ses mouvements à l’autre partie, chacun met à contribution une partie de ses ressources pour l’autre partie.

L’exemple des rennes est parlant : les humains reçoivent des rennes domestiques du lait, un service de transport, et parfois (mais pas toujours et pas souvent) de la viande, des peaux. La viande dont les humains se nourrissent provient traditionnellement de la chasse (le gibier inclut des rennes sauvages), et ils se déplacent pour suivre les migrations de leurs rennes domestiques. Les rennes domestiques reçoivent des humains de l’urine (riche en sels minéraux), et ils se protègent des insectes piqueurs, mais aussi des loups, en se rapprochant des fumées des feux humains. Ils se prêtent au transport des humains en les portant sur leurs dos, et les femelles se laissent traire leur surplus de lait.

Sans plaquer maladroitement ce modèle sur nos élevages en montagne, on peut tout de même en tirer des indications et des directions pour repenser nos façons de faire, s’extraire un peu plus du modèle agro-industriel, et s’investir pleinement dans nos relations à nos animaux, ainsi que dans notre relation à notre environnement commun. Il s’agit de travailler sur une confiance partagée ; il ne faut pas seulement que nos animaux aient confiance en nous, mais aussi qu’on fasse confiance à nos animaux, à leur intelligence, à leur affection pour nous, à leur maîtrise de la situation. Il s’agit de composer avec la logique de chaque espèce ; il est si agréablement surprenant de constater comme le travail devient facile quand on remplace contrainte et domination par suggestion et orientation, quand on rend l’amitié par l’amitié. Cela ne veut aucunement dire un laisser-faire, cela requiert une attention accrue, du temps, de la passion, et pas mal de négociation ! Cela veut dire aussi de prendre en considération le lieu où l’on pratique, les autres habitants (humains et non humains) de ce lieu et l’histoire de ce lieu, puisque l’environnement participe pleinement de ce relationnel.

Nous avons la chance de pouvoir expérimenter, en tout cas partiellement, cette perspective : les chèvres sont en libre parcours à la montagne bien que nous orientons parfois leurs déplacements pour favoriser à la fois une bonne utilisation des ressources et pour ménager des ressources utilisées par d’autres (notamment la sapinière…). Nous soignons les maladies, accompagnons les naissances et fournissons de la nourriture aux moments où les végétaux du milieu sont moins qualitatifs et moins abondants, ainsi qu’un abri par mauvais temps. En échange, les chèvres se laissent traire, rentrent volontiers à la bergerie le soir, et sont d’accord pour accepter nos suggestions de parcours. Nous travaillons sans chien, les chèvres viennent à nous quand on les appelle. Le bouc est en permanence avec le troupeau, c’est donc les chèvres qui décident quand c’est le bon moment pour faire les petits. Les chevreaux restent sous la mère pendant minimum deux mois, et nous commençons à partager le lait avec eux au bout d’un mois. On cherche mutuellement le contact, on se montre réciproquement de l’affection. Nous ne ressentons pas cela comme un asservissement, mais comme un partenariat.

Et puis, sans le savoir, ce bureaucrate russe, en traitant avec mépris l’élevage traditionnel de poético-vivrier, a mis le doigt sur un aspect essentiel mais souvent écarté des discours sur ce qui se passe sur une ferme : le poétique, c’est à dire, la beauté, la beauté profonde, presque magique, de cette toile relationnelle et spatio-temporelle qui se tisse entre les acteurs humains, animaux, végétaux, minéraux, climatiques, historiques, les insérant inextricablement dans leur lieu. 


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